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Amhrán A Leabhair
10 mai 2016

Passer ma route

[Pour ceux qui souhaiteraient une lecture au plus proche de ce que j'avais imaginé pour ce texte, une mise en page particulière est disponible sur ce document : Passer ma route]

PMR

 

 

           Il est étonnant, parfois, de constater à quel point toutes les petites choses de notre quotidien s'organisent tranquillement, entre elles, jusqu'à obtenir une espèce de toile quasiment parfaite, mais aussi terriblement monotone. D'un jour à l'autre, le même métro-boulot-dodo, schéma établi et admis par la majorité d'une population qui ne cherche plus à s'en défaire et qui le recherche lorsque pour une raison ou une autre (une voiture en panne, un bus en retard, un enfant malade…) ce parfait petit train-train se retrouve chamboulé. Et c'est ainsi que chaque jour, des millions, des milliards, de personnes se croisent de près ou de loin, se reconnaissent ou non, mais surtout ne varient jamais de ce chemin qu'ils ont mis des mois à tracer, ce chemin parfaitement réglé et minuté, ce chemin qui ne saurait souffrir d'un quelconque imprévu, d'une quelconque rencontre, d'un quelconque sourire.

 

           Loin de moi l'idée de critiquer ces agissements, du moins sans me critiquer moi-même. Car malgré toute ma volonté pour renverser cette routine assassine, force est de constater que je fais parti intégrante de ce système bien installé. A la différence près, peut-être, que je suis plus enclin à sourire à mes semblables que la majorité d'entre eux. Mais je suis jeune après tout. Qui me dit que d'ici quelques années, je ne serais pas moi aussi comme tous ces gens. Un peu comme à l'image de ces deux grands-pères assis devant moi, dans le bus qui m'amène comme tous les jours, au travail. Ils sont là, tous les deux, tranquillement installé sur leurs sièges habituels près de la porte. Je ne sais s'ils s'assoient là par habitude ou parce que c'est plus pratique (ils mettent moins de temps à sortir et gêne un peu moins les autres par leur prudence qui peut sembler quelque peu excessive). Ils sont là et devisent comme chaque jour sur le temps qui passe inexorablement, sur les dernières nouvelles concernant la famille, les amis (trop vite disparus), sur la météo qui se détraque un peu plus à mesure que les jours défilent.

 

           La météo. Il n'y a bien qu'elle qui n'en fait qu'à sa tête. Parfois même jusqu'à faire mentir les journaux et les présentateurs de la télé. "Ah, vous aviez décidé de vous habiller légèrement, car hier il faisait si beau, si chaud, comme un air de vacances… Eh bien non ! Aujourd'hui, ce sera du vent menu et peut-être un peu de pluie, juste parce que c'est vous." Décidément, il n'y a plus de saisons ma bonne dame.

 

           L'un des deux se met à tousser un peu trop fort, attirant sur lui les regards exaspérés des jeunes actifs présents autour d'eux. Ces regards teintés d'une colère froide, criant sans un mot ce que beaucoup pensent sans oser le dire. « C'est pour payer vos retraites que je travaille », « et on se demande pourquoi le trou de la sécu augmente », « à cet âge, ils font quoi de leur vie pour être utile ? » La tout s'intensifie. Le deuxième lui tape dans le dos doucement, en riant, plaisantant sur la cigarette de trop. Les deux personnes derrière eux changent de place, visiblement irrité par tant de bruit, et s'en vont continuer leur discussion (dont les quelques mots qui me parviennent parlent de capitaux et d'investissement), un peu plus loin dans la partie arrière du bus.

 

           « Depuis que ma fille est partie dans l'Ouest, c'est de pire en pire, murmure l'homme qui toussait, visiblement calmé. D'ailleurs j'ai rendez-vous dans quelques jours. Elle m'a appelé hier et m'a forcé en prendre un… C'est même elle qui s'en est chargé. Avec ses relations, tu sais… Un de ses collègues va me prendre en fin de journée. Mais qu'est-ce que tu veux que ça change à mon âge…
- Oh, ne dit pas cela, tu sais il suffit qu'un petit rhume mal soigné décide de s'installer et puis… Mais, ta fille, comment ça se passe ?

- Ils se sont bien installés, la maison leur plaît. Les enfants sont tellement heureux d'habiter devant la mer qu'ils ont voulu se baigner tout de suite.
- En cette saison !
- Tu connais les enfants. Après avoir passé des années en pleine ville, et n'avoir vu la nature que quelques jours tous les six mois… Bon, je doute qu'ils aient tenu longtemps dans l'eau ceci dit !
- Ça ne leur fait rien d'avoir déménagé si loin de toi ?
- Je crois qu'ils ne se rendent pas compte… Même ma fille. Hier elle m'a dit au revoir et a conclu par « je te vois demain ». Tu sais, elle avait l'habitude de manger avec moi le mercredi matin.
- Et tu n'as pas voulu les suivre ?
- Je ne peux pas. Qu'aurais-je fait de la maison ? Quand je l'ai construite, je me suis juré de ne jamais la vendre. J'ai passé trop de soirées, de nuits, le dimanche à la sortir de terre brique par brique... Je pensais que ma fille serait heureuse d'avoir une maison à elle après… Après... Enfin, tu vois.
- Je comprends.
- Et puis je ne veux pas être une charge pour elle. Elle m'a déjà dit que je devrais engager une aide à domicile. »

 

           Le bus s'arrête. Encore deux arrêts avant le terminus. Les deux descendent et prennent la direction des petits commerces du quartier. La tension est retombée. Ce bus ne contient plus que des personnes dont le chemin calculé ne sera plus dérangé par d'autres qui ont fini de prévoir sur le long terme, depuis longtemps déjà.

 

           Parfois je me demande ce qui nous pousse chaque jour à répéter les mêmes gestes, les mêmes paroles, dans les mêmes lieux et les mêmes circonstances. Souvent j'aimerais crier au Monde de se réveiller, d'arrêter d'agir comme si les robots s'étaient emparés de leur corps, de leur esprit… De leur âme ? À quel moment les gens se sont-ils dits qu'il fallait, tous les jours, exécuter les mêmes actions pour prétendre au bonheur et à l'accomplissement de soi ? J'aimerais crier au Monde de m'endormir. Je ne supporte plus d'appartenir à cette scène parfaitement millimétrée. Je me souviens lorsque j'étais au chômage, le temps que je passais ainsi, à attendre une lettre, un rendez-vous, un miracle. Tout ce temps que j'ai passé à regarder ma vie se dérouler sans moi, prisonnier (comme je pensais à l'époque) d'une routine quotidienne qui consistait à se réveiller le plus tôt possible, pour répondre le plutôt possible à des offres qui recrutaient le plus tôt possible. Et ensuite il fallait attendre, dans l'espoir vain d'un coup de téléphone salvateur qui briserait enfin mes chaînes.

 

           Fou que j'étais.

 

           À cette époque j'aurais pu m'adonner à toutes ces passions qui font de mon être ce "moi" si particulier. J'aurais pu décider comme cela, sur un coup de tête, de sortir visiter la ville, de m'abandonner la contemplation du monde, assis sur un banc, dans un parc, en profitant d'une météo clémente en cette saison. J'aurais pu rattraper ce retard (purement subjectif) culturel que j'ai accumulé depuis de nombreuses années. J'aurais pu découvrir, apprendre, transmettre des savoirs (peut-être quelque peu cocasses). Mais non. Je me suis senti honteux. Honteux de ne pas trouver ma place dans un système voulu parfait. Honteux d'être là, à ne pas savoir vendre ma personne, ou du moins à ne pas correspondre aux attentes d'entités supérieures régissant nos vies grâce à de simples petits papiers. Honteux de ne savoir quoi faire, a mon -jeune- âge pour me rendre utile. Aujourd'hui je me rends compte à quel point j'étais stupide et ridicule. Aujourd'hui les journées s'enchaînent et se ressemblent, sauf que… Aujourd'hui, je n'ai plus la même liberté qu'hier. Là où avant je pouvais décider d'une minute à l'autre, de partir explorer le monde (chose que je n'ai jamais songé à faire, nous sommes d'accord), je suis maintenant obligé de me tenir à mes horaires. Et qu'importe si ce matin lumière est particulièrement magnifique, si ce soir ou cette nuit un phénomène astrologique rare se produit, qu'importe, je me dois d'être présent à mon poste, disponible pour toutes les tâches qui m'incombent, sans jamais sourciller, sans jamais rêver.

 

           Nous sommes ainsi des millions, des milliards de personnes à nous croiser chaque jour, à nous reconnaître ou non, mais surtout, nous sommes tous là invariablement, à poursuivre un même chemin, inlassablement, sans jamais s'en écarter et à aller inexorablement vers une fin sans couleur. Car oui, tout a une fin.

 

           Aujourd'hui, dans le bus, un vieux monsieur regarde le ciel bleu par la fenêtre. A côté de lui, une place assise reste désespérément vide. Son compagnon du matin s'en est allé. Cette vilaine toux était plus sérieuse qu'elle ne le paraissait. J'ai lu une annonce dans le journal, rubrique nécrologique. Je ne sais pourquoi j'ai atterri sur ces pages. J'avoue ne pas avoir fait le rapprochement entre ce monsieur R... et celui que je croisais tous les jours chaque matin, sans même lui dire bonjour. Et puis, lorsque j'ai vu la place vide, à côté de son ami aux yeux tristes, j'ai compris. Je n'ai pas osé lui parler, je n'ai pas osé lui dire mon empathie, mes condoléances.

 

           Aujourd'hui , dans le bus, un jeune couple rit. La radio du conducteur oscille entre musiques et informations déprimantes. Dans sa poussette un bébé s'endort après avoir fini un biberon, que sa maman s'empresse de ranger en regardant sa montre. Plusieurs jeunes hommes ont les yeux fixés sur leur téléphone portable, certains pianotant à toute vitesse sur l'écran. Je les contemple un instant.

 

           Puis je me lève.

 

           Aujourd'hui, dans le bus, deux générations différentes se rencontrent, chacune déviant sans crier gare d'une route passée. Un sourire, quelques mots.

 

 

 

 

       "Il fait beau, aujourd'hui".

 

 

Emerald, 10/05/2016

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