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Amhrán A Leabhair
10 juillet 2000

Partie II

Les immeubles défilent à mesure que nous avançons. Le paysage ne change guère et l'atmosphère est toujours aussi lugubre. Seulement, pour la première fois je remarque que nous ne sommes pas seuls, lui et moi. Dans l'ombre, cachées volontairement ou non, des silhouettes se meuvent doucement, sans s'arrêter pour nous regarder. Elles semblent chacune avoir un but précis, bien que différent, et avancent vers lui sans se détourner. Je cherche à voir leurs traits, mais la lumière que dégage mon guide est trop faible pour pouvoir distinguer quoi que ce soit. Je ne souhaite pas l'arrêter, lui aussi semble avoir une destination, car depuis que nous avons commencé à marcher, il ne s'est pas arrêté, n'a pas parlé, n'a pas changé de direction et n'a pas détourné le regard.

Un bruit se fait entendre au loin. Un bruit ronronnant, régulier ni agréable ni désagréable. Le premier bruit que j'entends depuis que je suis arrivé ici, un bruit qui me rappelle votre monde. Nous nous rapprochons doucement, car il se fait de plus en plus présent. Soudain mon guide s'arrête et me montre du doigt l'origine de ce bruit. Devant nous une voiture, en marche, elle roule mais n'avance pas. Je ne comprends pas. Je lui fais face, je devrais m'écarter, mais elle n'avance pas. Pourtant je suis certain que ses pneus sont en mouvement. Je me tourne vers l'autre et lui demande si nous pouvons nous approcher. Il acquiesce et ouvre le chemin.

Lorsque nous arrivons à coté de la voiture, je me mets à comprendre... en partie, la situation qui se trouve devant moi. Le véhicule, bleu, qui semble dater des années 80, repose sur un tapis roulant qui fonctionne, et de chaque coté, sur des écrans géants, un paysage champêtre défile. Comme dans les vieux films, lorsque le héros voyage dans un paysage idyllique sans se soucier de rien. Et ce héros est bien présent ici. Un autre être de verre, mais cette fois ci ses traits sont bien différents des miens. Il a une main sur le volant et l'autre posé sur le bord de la portière. Il sourit et regarde le paysage défiler. Il a l'air heureux.

Les questions commencent à se bousculer dans ma tête. Si j'ai bien compris pourquoi la voiture n'avançait pas, je n'arrive pas à savoir pourquoi une telle... mascarade. Mon guide semble absorbé par le décor bucolique qui tourne en boucle. Je m'approche de lui et lui tapote l'épaule :

« Mais qui est-il ? Lui demandé-je.
- Il est ignorant.
- Il ignore qu'il ne roule pas réellement ?
- Je suppose.
- Mais pourquoi est-il comme cela ?
- Pourquoi pas ?
- Mais parce que cela n'a aucun sens ! Regarde où nous sommes, regarde cette ville aux immeubles sales, glauques, il n'y a aucune lumière, aucune vie ! Qui a pu avoir l'idée d'installer un tel... je ne sais même pas comment qualifier cette chose.
- Je n'ai jamais cherché à savoir. Il, dit-il en pointant du doigt le conducteur, est arrivé bien avant moi, et il n'a jamais bougé. Il est ignorant après tout.
- Attends, tu cherches à me dire qu'il ne sait pas que tout cela n'existe pas ? Enfin, que derrière les écrans de toiles il n'y a pas de champs, pas de fleurs, par de « vie » ?
- Je ne crois pas.
- C'est insensé.
- Je ne crois pas.
- Pardon ?
- Il est heureux comme cela non ? Regarde son visage. Semble-t-il triste ? Pleure-t-il ? Il semble même serein à regarder le paysage.
- Et que ce passerait-il si j'arrachais ce décor, si j'arrêtais cette voiture, et si je lui montrais sa vie comme elle est réellement ? Le nargué-je.
- Le veux-tu vraiment ?
- Je ne sais pas. »

Le voulais-je vraiment ? J'essaie de me mettre à la place de cet homme. Il est prisonnier mais ne le sait pas. Au-delà, il est heureux d'une condition qui n'existe pas, qui en masque une autre. Aimerais-je être à sa place ? Non, surement pas ! J'ai l'impression d'avoir crié intérieurement.

« Ce qui est certain, c'est que je sais que je ne voudrais pas conduire cette voiture moi-même avec un sourire pour des choses qui n'existe pas.
- Il est ignorant.
- Oui je sais tu me l'as déjà dit, cela n'empêche rien !
- Cela empêche tout, au contraire.
- Je ne...
- Réfléchis un instant.
- À quoi ?
- Il est heureux et ignorant. Si tu es révolté par sa condition, c'est parce que tu as vu la situation dans son intégralité. Mais lui, lui que connait-il de ce monde ? Rien, en réalité, rien à part ce paysage qui défile, et le fait d'être là à rouler dans un univers bucolique lui plait. Mets-toi réellement à sa place, fais abstraction de tout ce que tu as vu jusqu'à maintenant, mets-toi ici, fit-il en me montrant un point précis, et regarde la vie. Ne voudrais-tu pas connaître de ce monde que ces quelques mètres de paysage ? »

Je me mis à regarder les champs et les arbres qui passent en boucle. Il est vrai que c'est agréable, hypnotique, presque rassurant. Rassurant, oui, c'est bien le mot, rassurant parce qu'en se concentrant assez, en ne regardant que cela, j'arrive presque à oublier que ce monde est en réalité sans lumière, vide de sens. Mais même si j'arrive à me laisser absorber par cette image colorée, je ne peux m'empêcher d'avoir en tête ces immeubles décrépis, angoissants, et la sensation des cendres, des cailloux et du verre sous mes mains, sous mon corps. Mais lui, me dis-je en détournant le regard et en le posant sur l'être souriant, lui n'en sait rien. Mon guide a raison, à quoi bon se révolter contre une condition dont on n'a aucune conscience ? Pourtant... Pourtant je pourrais lui ouvrir les yeux, lui montrer la réalité.

« J'ai compris ce que tu voulais me dire, mais que se passerait-il si je le libérais de cette voiture ?
- Tu utilises le verbe « libérer », tu n'as pas compris.
- Si, j'ai compris, je me demande simplement ce qui pourrait se passer.
- Si tu avais compris, tu ne le demanderais pas.
- Disons alors que j'ai compris en partie ?
- Réfléchis encore.
- Aide-moi ?
- Je ne vois pas pourquoi. »

Piqué au vif, je décide de ne plus attendre. Je n'ai pas envie de réfléchir plus longtemps pour une situation que j'ai déjà analysée sous tous les angles. Tu ne souhaites pas m'aider, bien, je m'aiderai moi-même. Je m'approche de la voiture et commence à taper sur le capot. Je regarde les roues, je pourrais sûrement les crever si je trouve une pierre assez pointue. Je continue à frapper la tôle, et le conducteur commence à s'arrêter de sourire. Une interrogation prend place sur son visage. Je suis heureux, je vais y arriver, je m'éloigne pour trouver de quoi arrêter le véhicule pour de bon. Une main me retient soudain, je comprends que mon guide n'a pas l'intention de me laisser aller plus loin. Je me dégage, j'ai décidé de savoir ce qu'il se passerait si...

« Comme je le disais, tu n'as pas compris, tu ne sais pas, tu ne vois pas, tu n'imagines même pas. Tu veux vraiment savoir ce qu'il lui arrivera si tu le « libères » ? Il finira très certainement comme elle, mais pour une autre raison.
- Elle ?
- Oui, elle, me fait-il en me montrant au loin, d'un geste vague, une forme cachée entre deux bâtiments. Sa condition est différente mais elle n'est en rien enviable à la sienne, rajoute-t-il en regardant à nouveau l'homme à la voiture.
- Peut-on aller la voir, lui demandé-je intrigué.
- Si tu y tiens. »

Laissant derrière nous le conducteur immobile, nous avançons vers la forme dissimulée. Mon guide a le pas tranquille, j'essaie de le presser un peu, mais malgré le fait que je le dépasse, il n'accélère pas. La forme se fait moins floue et à mesure que la faible lumière l'éclaire, je distingue des traits, tirés par la fatigue et la souffrance. C'est aussi un être de verre, mais ce n'est pas un homme. Ses formes suggèrent une femme. Elle est à genoux et fouille le sol, en creusant, en grattant, en jetant des cendres par-dessus ses épaules. Sur son visage roulent des petites perles qui s'écrasent en un bruit de verre brisé sur le sol. Je mets un certain temps avant de comprendre qu'il s'agit là de larmes, qui coulent de ses yeux vides. Je suis le chemin d'une de ces petites gouttes, partant du coin de son œil, roulant sur une joue creusée, s'arrêtant, dansante, sur le bout de son menton et tombant sur le sol en cassant, comme si elle était devenue solide. Les mains de « l'ombre » continuent à creuser, et c'est à cet instant que je remarque que les débris de larmes s'enfoncent en elles, en multitudes de morceaux, ils la blessent, et puis se confondent avec le verre de son corps.

« Que lui est-il arrivé ?
- Elle est coupable.
- Coupable de quoi ?
- Elle a perdu quelque chose. »

Cette chose qu'elle cherche, sans même prêter attention à nous. Je regarde aux alentours, je ne vois rien, rien qui soit susceptible d'être perdu. Mon guide a suivi mon regard et semble avoir deviné ce que je pensais. Il sourit à moitié et hoche la tête.

« Tu ne trouveras pas ici ce qu'elle a perdu, affirme-t-il fermement.
- Mais qu'à-t-elle perdu ?
- Quelqu'un.
- Raconte-moi.
- Elle est arrivée ici peu de temps après moi. Et en même temps que ce qu'elle a perdu. Ils se sont séparés, elle est coupable de l'avoir perdu. Depuis, elle cherche, toujours au même endroit, mais elle ne le sait pas. Regarde, me dit il. »

Un léger vent souffle face à nous. Je ne remarque rien. Il pointe alors du doigt le tas de cendres que « l'ombre » a jeté par-dessus ses épaules. Le vent, imperceptiblement, les ramènent à l'endroit même ou les mains désespérées creusent dans l'espoir vain de retrouver. Et elle ne se rend compte de rien, elle continue de chercher en pleurant. Je regarde son visage, et je vois pour la première fois que ses larmes qui réintègrent son corps lui font mal.

« Elle nourrit elle-même la douleur qui l'accable » constate d'un ton neutre mon guide.

Je réprime une envie de crier. De souffrance ou de révolte, je ne le sais pas, mais en comparaison de l'homme à la voiture, cette condition-là me paraît mille fois pire.

« N'a-t-elle donc jamais essayé d'abandonner, d'arrêter de chercher ? Comment peut-elle continuer alors qu'elle n'avance pas !
- Elle est coupable, elle doit continuer.
- La peine n'est-elle pas surestimée ? Comment peux-tu la laisser ainsi...
- Ce n'est pas moi qui l'ai condamné à rester là. Tout comme ce n'est pas moi qui ai dit à l'homme de rouler sans se soucier du monde. »

Je sais qu'il ne me laissera pas aider cette femme. De rage, je me retourne et cours, loin d'eux, très loin. Je cours le long de l'avenue, les immeubles deviennent de plus en plus bas, et de plus en plus sales. Ils sont couverts d'une sorte de suie. Bientôt je n'entends plus le bruit du moteur de la voiture, mon cœur bat dans mes oreilles. Je veux partir, revenir dans mon monde, puis dans le vôtre, je ne veux plus rester ici. Le noir m'entoure à nouveau. Je distingue à peine à un mètre devant moi. Je m'arrête. Je me surprends à fermer les yeux pour réfléchir, mais à quoi bon, il fait déjà bien assez sombre, aucun stimulus ne pourrait me déranger. Soudain, je me rends compte que tout près de moi de l'eau coule. C'est le bruit d'un cours d'eau qui me parvient. Je tourne lentement sur moi-même, tentant de trouver d'où provient le son. Et au loin je vois une lumière se rapprocher, doucement, sans se presser. Mon guide a décidé de l'être jusqu'au bout. Je m'assois par terre et l'attends.

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