L'homme sans rêve - Partie II
Surpris et gêné, il plissa les yeux pour regarder qui lui avait répondu. Il ne distinguait aucune forme humaine, ni même animale, aussi il commença à penser qu'il avait dû s'imaginer cette voix et qu'il était temps pour lui de regagner sa charrue et de se rendormir. Pourtant, au moment ou il se releva, la voix continua :
« Nous
te connaissons tous ici. Nous t'observons, toi et ton épouse, chaque
jour. Nous te voyons dans la forêt, couper le bois de nos frères,
nous t'entendons aussi, lorsque tu parles seul, pensant qu'aucun de
nous ne peut t'entendre.
- Mais qui êtes-vous? » demanda
l'homme, qui commençait à avoir peur.
Soudain, toutes les lucioles se regroupèrent près d'un arbre et entrèrent dans son tronc. L'homme distingua un visage dans l'écorce, révélé par la lumière des insectes. Deux yeux le regardait, et une bouche lui souriait. L'arbre ne bougea pas, comme il s'y attendait, mais lui répondit doucement :
« Je
suis la forêt, nous la sommes tous. Et ce soir nous te sommes apparu
car tu as en ta possession un objet qui est important pour nous...
-
Mais, qu'est ce qui peut être aussi...
- Le livre, coupa l'arbre,
le livre nous appelle. »
L'homme fouilla dans son sac et en sorti le livre que le libraire lui avait donné dans la soirée. Les silhouettes qui étaient dessinés sur la couverture brillaient autant que les lucioles elles-même et l'homme sans rêve comprit seulement à ce moment là que ces silhouettes étaient en fait celles de petites fées. Il ouvrit le livre et le feuilleta. Les premières pages étaient remplies d'une écriture manuscrite élégante et fine. Puis les suivantes avaient été rédigées par une main plus grossière. Celles qui venaient après ne montraient pas la même écriture. Et lorsque l'homme arriva au deux tiers du livre, les pages devinrent blanche. Interloqué, il releva les yeux vers l'arbre. Ce dernier lui répondit avant même qu'il ait posé la moindre question :
« Ce
livre est l'histoire de la forêt, il est notre histoire. Il a été
crée il y a bien longtemps par celui qui a planté le premier
d'entre nous, afin que jamais il ne nous arrive malheur. Chaque
événement qui se déroule en notre sein est écrit dans ce livre et
si tu cherches correctement, tu trouveras ton histoire dans ses
pages.
- Mais, si ce livre est... cela veut dire que je peux... Je
peux écrire mon histoire.
- Malheureusement non. Ceux qui sont
mentionnés dans ce livre ne peuvent en aucun cas écrire à leur
tour dedans car ils profiteraient forcément de cela pour arranger
leur vie... Vois-tu, ce manuscrit s'est perdu, il y a déjà quelque
temps, et de trop nombreuses mains ont écrit dedans sans avoir le
cœur pur et les intentions bonnes... Des évènements terribles se
sont produits ici et des créatures horribles peuplent maintenant la
forêt sans que l'on puisse les bannir. Seule une personne ayant un
cœur pur peut continuer à écrire en ce livre et chasser les bêtes
qui se sont emparées de nous.
- Bien, je vous rends ce livre
alors...
- Non, tu vois bien que je ne peux pas le prendre, je ne
suis qu'un arbre... Il faut que tu l'apportes toi même à son
légitime propriétaire. Il habite ici même, dans cette forêt. Nous
avons aménagé pour lui une cachette qu'aucune créature mauvaise ne
peut pénétrer. Nous allons te guider jusque là, mais il faut que
tu saches que les bêtes dont je parle vont essayer de t'arrêter et
de prendre possession de ce livre pour ne pas disparaître. »
L'homme ne savait pas quoi penser. Il avait presque envie d'abandonner le livre là et de s'en aller en courant. Mais le fait qu'il soit mentionné dans ce livre, que son histoire soit à moitié écrite sur ces pages le retenait. Il ne pouvait abandonner le manuscrit là, car ce serait donner sa vie. Il regarda l'arbre et lui répondit :
« Pensez
vous que si j'arrive à rendre à son propriétaire ce livre, il me
permettra de lui demander quelque chose?
- Je sais ce que tu veux.
Mais je ne peux t'assurer qu'il accédera à ta requête. Tu n'as pas
compris pourquoi tu es ainsi, n'est ce pas? Ce n'est pas une main
anonyme qui t'a créé : tu es né de l'esprit même de celui qui a
fait ce livre. Ce n'est pas pour rien que tu ne rêves pas. Lui t'a
voulu ainsi et je pense que s'il l'a choisi, ce n'est pas pour rien.
Seul l'avenir te le dira... Maintenant, es-tu prêt à accomplir ta
tâche? »
Hésitant, l'homme jeta un œil autour de lui, mais ne vit rien de plus que ce qu'il avait déjà vu quand il était arrivé dans la clairière. Il s'avança vers l'arbre, qui lui paraissait maintenant extrêmement vieux. Son tronc était très large, son écorce étonnamment ridée. C'est alors qu'il s'aperçut que certaines de ces branches n'étaient plus en vie, sèches et cassantes. L'arbre avait raison, c'était à lui seul de rapporter le livre, la forêt n'était pas en état de le faire.
« J'accepte
ta demande, guidez moi et je rapporterai le manuscrit.
- Aleth,
as-tu entendu? demanda l'arbre.
- Oui, j'ai entendu »
répondit une petite voix.
Une petite lumière s'envola du vieil arbre et se posa sur le livre que tenait l'homme sans rêve. Ce dernier l'observa et comprit que ce qu'il avait pris pour des lucioles étaient en fait de petites fées. Celle dénommée Aleth semblait être une femme miniature, pas plus haute qu'un pouce. Faisant une révérence elle dit :
« Bonjour, ou plutôt bonne nuit! » Puis, elle se retourna vers l'arbre, s'envola pour se poser en douceur par terre et reprit : « Adnan, je t'en prie. »
Aleth devint de plus en plus lumineuse et se mit à grandir. Lorsqu'elle atteint enfin la taille de l'homme sans rêve, la lumière s'évanouit. Les lucioles quittèrent alors le tronc de l'arbre, ou d'Adnan si l'homme avait bien comprit, et entourèrent celle qui avait été choisie. Cette dernière leur parla à toutes :
« Je compte sur vous pour m'aider, pour nous guider et nous prévenir du moindre danger s'approchant. Partez devant nous, allez et n'oubliez pas que si nous échouons, plus rien ne pourra nous sauver. »
Les fées obéirent aux demandes d'Aleth. Elle s'approcha alors de l'homme et lui dit :
« Comment
t'appelles-tu?
- Je... Pourquoi me demandes-tu cela?
- Ne
répond pas à une question par une autre! dit-elle en riant.
- Et
bien, je me nomme Logan, répondit-il gêné.
- Il faut que tu
saches, Logan, qu'il ne faut absolument pas que le livre soit
détruit. C'est pour cela que les créatures qui vivent maintenant
dans cette forêt cherchent à le récupérer. S'il est détruit,
cela reviendra à abandonner le récit où il en est : jamais nous ne
pourrons vaincre le mal qui nous affecte, car il a été créé par
le livre et qu'il doit être détruit par celui-ci. Me
comprends-tu?
- Tu veux dire que seul le propriétaire légitime,
la personne au cœur pur, peut écrire la fin de ces monstres et
seulement dans ce livre?
- Exactement. La destruction, même
partielle, du manuscrit reviendrait à la destruction de la forêt et
aussi de ta vie. C'est pour cela qu'il faut que tu le rapporte. »
Aleth se retourna et commença à marcher en direction du cœur de la forêt. Elle cria à Logan qu'en restant planté au beau milieu de la clairière il n'allait pas vraiment accomplir sa tâche. L'homme sans rêve se sortit de sa torpeur et avança à la suite de la fée. Il la détailla. Elle était très jolie, pétillante. L'idée même qu'il se faisait d'une fée. Il aperçut soudain l'arme qu'elle cachait sur elle. C'était un petit poignard dont la lame brillait étrangement. La fée avait remarqué les regards de Logan, et elle lui dit :
« C'est
une arme enchantée. Elle est très dangereuse et peut tuer d'un seul
coup. Mais elle est aussi capable de soigner les blessures les plus
graves, tout dépend de la volonté de celui qui la manie.
- Je ne
reconnais ni le métal, ni le bois qui a servit pour la faire,
répondit-il simplement.
- C'est tout a fait normal, dit Aleth en
riant, ce sont des matériaux récoltés et travaillés par des êtres
magiques. Aucun homme ne peut façonner aussi bien une telle arme. »
Ils avançaient doucement, sur leurs gardes. Autour d'eux les arbres semblaient chuchoter, transportant dans leurs feuilles les dernières nouvelles. Logan serra contre lui son sac. Il sentit à l'intérieur le livre précieux qui attendait sagement de revenir entre les mains de son propriétaire. Curieux, l'homme sans rêves demanda à la fée :
« Qui
est l'écrivain légitime de ce livre?
- C'est une question à
laquelle je ne peux répondre totalement, répondit en toute
franchise Aleth, car je ne connais pas toute l'histoire de cet
enfant.
- Un enfant?
- Il me faudrait, en fait, te raconter
l'histoire entière de cette forêt.
- Je crois qu'on me doit bien
cela! lança Logan.
- Tu as parfaitement raison. Cette forêt,
vois-tu, n'est pas une forêt naturelle. Elle a été créée, il y a
très longtemps, par un homme qui désirait avoir un endroit où
jamais un acte regrettable ne devrait avoir lieu. Ces arbres devaient
être un refuge pour quiconque a trop souffert et veut se retirer
pour se reposer. Chaque plante a été plantée à un endroit
spécifique, chaque être, y comprit moi, a pris vie grâce au livre
et a été choisi spécifiquement. Rien n'aurait pu exister sans
avoir été écrit.
- Et moi? Qu'ai-je à voir dans tout cela?
Logan tentait de comprendre ce que disait la fée, mais certains
points restaient sombres
- Je pense, mais je n'en suis pas sure
car je ne connais pas tout, je pense que tu as été créé et amené
dans cette forêt pour toi aussi la protéger. Tu es un bon bûcheron,
tu sais quel arbre couper, combien en couper aussi. Tu sais, chaque
arbre qui se sacrifie sait qu'il doit le faire pour que ce lieu
continue de vivre. Cependant, il y a quelques années, le livre s'est
perdu, on ne sait comment. Et des créatures monstrueuses ont
commencé à apparaître. Elles sont le fruit des mains qui ont écrit
dans le livre, sans savoir ce qu'elles faisaient.
- Mais... et ce
qui se passe actuellement, interrogea Logan, rien n'est écrit?
-
Oui, c'est pour cela qu'il faut faire les bons choix. Car vois-tu,
rien ne peut être écrit en double dans ce livre, mais chaque action
qui se déroule dans ces bois laisse une trace invisible qui agira
sur l'histoire à venir.
- Et l'enfant dans tout cela?
- Nous
ne savons pas qui il est précisément, mais il est certain que cet
enfant est le seul à avoir le cœur assez pur pour pouvoir s'occuper
du livre. »
Aleth s'arrêta. Une petite boule de lumière venait d'apparaître sur le chemin et venait à eux. Une voix douce se fit entendre :
« Ils
savent que le manuscrit est dans la forêt. Ils sont eux aussi liés
à lui. Ils approchent, inexorablement. Bientôt ils arriveront sur
votre chemin, hâtez-vous car ils vous encerclent presque...
-
Sais-tu combien ils sont, Isra? questionna sa consœur.
- Ils
sont tous présents, tous sont appelés par le livre. Nous essayons
de les ralentir en lançant quelques charmes, mais ils sont beaucoup
plus puissants que nous. Les arbres se couchent devant eux,
sacrifiant leur racines pour les entraver, mais rien n'y fait. Les
animaux n'osent pas intervenir car ils n'ont aucune magie en eux.
-
Continuez à les empêcher de nous rejoindre, mais dit bien aux
autres que s'ils ne veulent pas, nous ne les forcerons pas. Ces êtres
sont beaucoup plus maléfiques qu'on peut le penser. S'interposer
entre eux et le livre signifie la mort pour ceux qui échouent.
Faites attention. Quand à Logan et moi, nous allons presser le
pas. »
La dénommée Isra s'enfonça dans le noir et Aleth se retourna vers l'homme sans rêves :
« Tu as entendu? Il faut que nous avancions. Il nous reste encore un bon bout de chemin avant d'arriver là où nous devons aller. »
Et elle joignit le geste à la parole en accélérant sa marche. Logan la suivit, sans trop de problème. En tant que bûcheron, il avait une bonne endurance. Il serra une nouvelle fois son sac contre lui et prêta attention aux bruits alentours. Il lui semblait entendre dans les ténèbres des craquements menaçants. Il se sentait entouré, piégé par une force invisible et mortelle. De temps et temps, il croyait apercevoir des yeux dans les buissons, mais il essayait de se persuader que ce n'était que quelques fées qui s'assuraient que rien ne leur arrivait. Puis Aleth s'arrêta :
« Nous sommes arrivés dans une zone qui contient une magie ancienne et très puissante. Ici plus que tout nous devons faire attention à nos choix. Si jamais quelque chose nous arrive, rappelle toi que rien ne peut se passer deux fois de la même manière... »